Allemagne : l'opaque identification des sans-papiers
21 mai 2021"La situation était absurde", s’indigne Maria Guggenmos. Elle travaille pour Caritas à Dachau, en Bavière, et rapporte le cas d’un Sénégalais escorté en pleine nuit par un groupe de policiers venu le chercher dans le centre d’hébergement d’une petite commune près de Munich, où vivent une vingtaine de demandeurs d’asile, en majorité africains. "Ils étaient sept policiers pour une seule personne", raconte Maria Guggenmos. "Comme il ne se trouvait pas dans sa chambre, ils ont fouillé toutes les autres chambres. Vous imaginez la peur qu’une telle action peut répandre. Ensuite, il m’a dit qu’ils l’ont emmené au commissariat où il a attendu cinq heures. Puis ils l’ont emmené voir la délégation sénégalaise à Munich."
Lire aussi → Allemagne : la Covid-19 dans les centres pour migrants
L’homme faisait partie des 274 personnes convoquées début mars par les autorités bavaroises pour passer un entretien dit "d’identification" avec une délégation officielle sénégalaise. Celle-ci, composée de quatre personnes venues en partie directement du Sénégal, avait pendant deux semaines pour mission d’identifier de potentiels compatriotes en Bavière, où vivent la grande majorité des demandeurs d’asile supposés sénégalais.
L’enjeu affiché est de délivrer des documents de voyage aux migrants sans papiers et dont la demande d’asile a été refusée en Allemagne. Toutes les personnes convoquées sont ainsi expulsables mais tolérées - souvent depuis plusieurs années - sur le sol allemand, car il est techniquement impossible de les expulser en l’absence de documents d’identité.
Présence obligatoire
La présence à ces entretiens est obligatoire, car comme le précise le Landesamt für Asyl und Rückkehr (LfAR), l’organisme public chargé des demandes d’asile et d’expulsion en Bavière, toute personne a "l’obligation de s’impliquer dans la clarification de son identité". Cette obligation de présence peut aussi "être exécutée contre la volonté de la personne concernée".
Lire aussi → Les Îles Canaries : dix fois plus de migrants qu'en 2019
C’est ce qui est arrivé à l’homme emmené par la police. Il ne s’était pas présenté au rendez-vous. Selon Maria Guggenmos, il avait pourtant de bonnes raisons, puisqu’il avait adressé un certificat de maladie du médecin aux autorités. "Il est venu me voir quatre jours après l’entretien. Il était choqué. Il ne savait pas ce qui lui arrivait et pensait qu’on allait directement l’expulser. Depuis, il craint tous les jours que la police revienne le chercher pour l’expulser."
Car c’est bien le but de ces entretiens d’identification, censés permettre de déterminer tout d’abord la nationalité d’une personne. La durée des entretiens "peut aller de quelques minutes à plus d’une demi heure", selon le LfAR, et dépend "des réponses et du niveau de coopération".
Lire aussi → Le prix d'Aix-la-Chapelle pour la paix 2020 attribué
"Au delà de la langue parlée et du dialecte utilisé, (la délégation) pose aussi des questions sur des aspects régionaux du pays, sur ses institutions ou encore sur les liens familiaux. Cela permet d’avoir une image fondée de la personne", précisent les autorités bavaroises.
Quant à la question de savoir si ce procédé est légal, le LfAR répond qu’il s’agit d’une "procédure qui est pratiquée depuis des années et qui a plusieurs fois été vérifiée par la justice. Il n’y a aucun doute sur le caractère légal de ce dispositif".
Des milliers de personnes convoquées chaque année
Ces entretiens d’identification sont ainsi pratiqués par toutes les régions allemandes et le Sénégal n’est pas le seul pays à dépêcher ses délégations. Selon le gouvernement allemand, entre 2019 et 2020, la Gambie, le Ghana, le Nigeria, la Guinée, le Soudan, le Togo, l’Egypte, la Côte d’Ivoire ou encore l’Ouganda ont fait passer ce genre d’interviews. Au-delà du continent africain, le Vietnam et l’Afghanistan ont également envoyé des délégations pendant cette période. En tout, quasiment 3.500 personnes sans papiers ont ainsi été convoquées à ces entretiens en 2019. Ce chiffre est tombé à près de 500 personnes en 2020 en raison des restrictions de voyage liées à la pandémie de coronavirus.
À la fin, les résultats varient. Dans le cas du Nigeria en 2019, 500 documents de voyage temporaires ont été délivrés alors que 958 personnes ont été convoquées. En revanche, pour le Soudan, pour 114 personnes convoquées, seules 15 ont obtenu cette année-là des papiers pour rentrer.
Selon le parti de gauche Die Linke, lors d’une question au gouvernement en 2019, "cela fait des années que ces entretiens sont critiqués car la procédure ne serait pas transparente, les entretiens ne dureraient souvent que quelques minutes, les concernés pourraient ne pas être accompagnés d’un avocat." S’appuyant sur un article du site d'information freitag.de, le parti ajoute que "cela est régulièrement arrivé par le passé que des migrants ont été par erreur identifiés comme nigérians et expulsés vers le Nigeria alors qu’ils venaient d’un autre pays."
L’histoire d’Adama Dieng
Pour le Sénégal, les entretiens ont régulièrement lieu en Bavière, et ce depuis 2017. Cette année-là, Adama Dieng a fait partie des premiers à passer l’un de ces entretiens d’identification. Il finira par être expulsé au Sénégal un an plus tard.
"Mon entretien a duré une dizaine de minutes", se souvient Adama, qui dit ne jamais avoir nié être Sénégalais. "On parlait en wolof. Une femme m’a dit qu’il y avait beaucoup de projets, d’entreprises et de travail au Sénégal. Je lui ai répondu que ce n’était pas vrai et j'ai demandé pourquoi alors tant de Sénégalais au pays n’avaient pas de travail."
A l’issue de l’entretien, Adama Dieng ne s’inquiète pas outre mesure. Cela fait sept ans qu’il vit en Allemagne sans papiers et sans autorisation de travailler. "J’ai cru que c’était une blague. Si j’avais su, je serais parti en Espagne, en Italie ou en France. Au lieu de cela, je suis resté à Munich et j’ai continué à faire de la musique. Avec notre groupe, on tournait partout en Allemagne", explique-t-il.
Un an plus tard, le couperet tombe. "Trois policiers sont venus là où je vivais. Ils m’ont dit que je devais rentrer au Sénégal. Ils m’ont alors donné le document de voyage délivré par l’ambassade sénégalaise à Berlin. Ils m’ont dit de faire mes affaires. J’ai d’abord seulement préparé un sac-à-dos avec un pantalon et un t-shirt. C’est là qu’ils m’ont expliqué que je devais prendre toutes mes affaires. Puis nous sommes directement allés à l’aéroport."
Quelques heures plus tard, Adama Dieng atterrit à l’aéroport de Dakar.
Aujourd’hui, à 35 ans, il vit à Niodor, une ville côtière au sud du Sénégal, d’où il est originaire. Un petit boulot de peintre lui permettrait de gagner sa vie. Il se verrait bien revenir en Allemagne, mais seulement par la voie légale. "Je suis cassé, je n’ai plus envie de reprendre la route à pied", conclut-il.
Affaire sensible
Cette année, lors des entretiens début mars à Munich, 98 personnes ont ainsi été identifiées comme étant ressortissants sénégalais, selon le compte-rendu des autorités bavaroises.
Cette première étape doit maintenant être confirmée au Sénégal. Dès son retour, la délégation confronte les informations recueillies aux fichiers et aux bases de données de l’administration sénégalaise, explique-t-on du côté de l’ambassade du Sénégal à Berlin, où l’on préfère ne pas s’étendre sur le sujet. "C’est une affaire très sensible", confie une source à l’ambassade. "Cela a fait beaucoup de bruit au Sénégal, où la presse a titré sur le fait qu’on avait envoyé une délégation en Allemagne pour aller expulser des Sénégalais. On a eu beaucoup d’appels." Selon cette source, l’opération a une mauvaise image car elle est interprétée par certains comme un affront à la diaspora sénégalaise.
En Allemagne, cette diaspora sénégalaise est notamment représentée par Ibrahima Tambedou, le président du FONSA, le Fonds de Solidarité de la Diaspora Sénégalaise de l’Allemagne. Pour lui, "l’Etat du Sénégal essaie de protéger ses enfants, mais de façon diplomatique."
Il comprend cependant que la procédure peut susciter des inquiétudes. "La police est allée chercher beaucoup de gens directement chez eux parce qu’ils ne sont pas venus se présenter", explique Ibrahima Tambedou. "Mais il faut aussi les comprendre. Ils n’ont pas reçu de simples invitations. Ils ont reçu des convocations de 12-13 pages, et comme la plupart ne comprend pas l’allemand et que c’est une langue très difficile, il y a eu un manque d’informations. Il fallait que les gens comprennent qu’ils n’ont pas à avoir peur. Un jeune à Munich a eu tellement peur qu’il a essayé de sauter du premier étage de son immeuble. Heureusement, il s’est simplement fait une entorse."
"Moyen de pression"
Sur les 274 personnes convoquées à Munich, seules 171 ont répondu présent. Astrid Schreiber, militante pro-migrants en Bavière et co-fondatrice de Sama Chance, une association de sensibilisation sur la migration irrégulière au Sénégal, a reçu de nombreux messages de migrants, lui demandant conseil suite à la réception de la convocation. Celle-ci fait effectivement une quinzaine de pages, rédigées dans un langage administratif allemand difficile à déchiffrer.
Comme la procédure n’est pas nouvelle, "la plupart savent cependant qu’ils ne seront pas directement expulsés", note Astrid Schreiber. "Mais on les menace de prison, d’une amende de 3.000 euros ou encore que les aides financières pourront être réduites au strict minimum s’ils ne se présentent pas. C’est là que certains se disent qu’il vaut mieux partir, que désormais le moment était venu de faire ses valises et de poursuivre sa route pour ne pas aller en prison ou ne plus que toucher quelques euros d’aide par mois."
La militante explique que certains partent alors en France, en Belgique, en Italie, au Portugal ou ailleurs en Europe, quitte à revenir quelques années plus tard en Allemagne sans se déclarer aux autorités. Ce phénomène de départs précipités est confirmé par plusieurs sources, dont un représentant du Conseil des réfugiés de Bavière.
"C’est un jeu de ping pong insensé entre Etats européens", estime Astrid Schreiber, qui dénonce ces entretiens d’identification comme étant un "moyen de pression" et une "opération désespérée pour se débarrasser des gens."