La honte de l'Europe
24 mai 20190,77% : c'est le rapport entre la population des 28 pays de l'Union européenne et le nombre de demandes d'asile (3.935.465) déposés depuis 2015 en Europe. Qui parle d'un fardeau? L'ONU rappelle régulièrement que la grande majorité des réfugiés dans le monde (84%) se trouvent dans les pays en voie de développement.
A elle seule, l'Afrique accueille 30% des réfugiés dans le monde, l'Europe moins de 15% alors que la richesse par tête au sein de l'Union européenne (UE) est dix fois supérieure à celle de l'Afrique subsaharienne.
Mais entre le "Wir schaffen das" (nous le pourrons!) de la chancelière Angela Merkel en 2015 et le "Nous ne serons plus le camp de réfugiés de l'Europe" du vice-président du Conseil italien Matteo Salvini, prononcé en août 2018, un monde s'est écroulé : celui de la croyance en un Europe sûre d'elle-même et protectrice des droits humains.
Retour sur quatre ans de crise qui ont réveillé les vieux démons de l'Europe.
19 avril 2015 : un drame qui va devenir banal
Plus de 700 personnes périssent noyées au large de l'île italienne de Lampedusa. C'est le début d'une tragédie durant laquelle Bruxelles et les capitales européennes ont perdu leur humanité, préférant scruter les chiffres des sondages d'opinions plutôt que ceux des hommes, des femmes et des enfants qui meurent en mer.
La Commission européenne affirme qu'entre 2015 et 2019, les opérations de sauvetage en mer Méditerranée ont permis de secourir 730.000 personnes. L'exécutif bruxellois oublie de préciser que plus de 18.000 personnes seraient mortes noyées depuis 2014.
Encore s'agit-il d'estimations basses qui ignorent les embarcations disparues dans le silence ou les milliers de personnes qui sont mortes en traversant le désert du Sahara.
Pour secourir les naufragés en Méditerranée, l'Union européenne a lancé, le 22 juin 2015, l'opération Sophia qui aurait permis de sauver des dizaines de milliers de réfugiés. Mais l'UE a finalement décidé, le 27 mars dernier, de suspendre le déploiement de ses moyens navals de sauvetage des migrants au large de la Libye.
La raison? Aucune solution n'a été trouvée entre les Européens, incapables de se mettre d'accord "sur la question du débarquement" des migrants secourus. En clair : personne ne voulait accueillir les quelques dizaines de migrants recueillis chaque jour en mer.
20 juillet 2015 : la première réponse européenne
Les Etats membres se mettent d'accord sur le premier programme de réinstallation. Il s'agit de faire venir directement des demandeurs d'asile depuis les camps de réfugiés, pour la plupart en Afrique, et de les répartir entre les 28 pays de l'UE - moins la Hongrie qui a refusé de participer et plus quatre pays non membres de l'UE (Islande, Liechtenstein, Suisse et Norvège).
Un autre programme est lancé le 27 septembre 2017 et celui-ci reste en vigueur jusqu'en octobre prochain. En tout, depuis 2015 et jusqu'à ce jour, la Commission européenne affirme que plus de 50.000 réfugiés ont été réinstallés en Europe.
Mais des pays d'Europe orientale comme la Pologne, la Slovaquie ou la Slovénie ont refusé de tenir leurs engagements en matière de nombre de migrants accueillis.
14 et 22 septembre 2015 : la fracture est-ouest
La Commission européenne, avec l'accord des Etats membres, met en place un mécanisme de relocalisation d'urgence qui va se transformer en fiasco. A l'origine, l'idée est de décharger la Grèce et l'Italie, deux Etats côtiers qui sont en première ligne face à l'afflux de réfugiés.
Le règlement Dublin III, signé en 2013 entre les pays membres de l'Union européenne, ainsi que l'Islande, la Norvège, le Liechtenstein et la Suisse, délègue en effet la responsabilité de l'examen de la demande d'asile d'un réfugié au premier pays qui l'a accueilli.
Ainsi, un réfugié entré sur le territoire européen par la Grèce, et ayant poursuivi son voyage jusqu'en Allemagne, ne peut demander l'asile en Allemagne : il doit être renvoyé en Grèce.
C'est donc pour établir une meilleure solidarité entre pays européens que Bruxelles a l'idée d'un mécanisme de relocalisation obligatoire entre les Etats membres. Mais prévu à l'origine pour redistribuer 160.000 personnes, le système, clos en 2017, ne parviendra qu'à relocaliser 35.000 personnes.
A l'origine de cet échec : le refus de pays d'Europe centrale et orientale - à commencer par la Hongrie, la Pologne et la République tchèque - d'accepter ce qu'ils considèrent comme un "diktat de Bruxelles" imposant aux pays européens d'accueillir des réfugiés.
Interrogé sur les difficultés de son mandat à la tête de l'exécutif européen, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, concédera que le caractère "obligatoire" de ce mécanisme avait été "une erreur".
Les chancelleries de certains pays comme la Pologne font d'ailleurs passer le message qu'elles veulent bien participer mais... qu'elles ne veulent pas de réfugiés musulmans.
Après les attentats du 13 novembre 2015 en France, l'Europe sombre dans la peur et la paranoïa et les partis populistes comme l'AfD en Allemagne et le Rassemblement national en France (ex-Front national) font l'amalgame entre réfugiés et terroristes, entre migration et invasion.
Joerg Meuthen, le porte-parole fédéral du parti d'extrême droite Alternative für Deutschland, estime ainsi "qu'il y a une conscience grandissante que cette migration de masse incontrôlée au sein de l'Union européenne détruit peu à peu nos sociétés, notre environnement et nos pays. C'est pourquoi il faut contrôler l'immigration de manière intelligente. Vous trouverez cela avec la Liga (Italie), le Rassemblement (France), le FPÖ (Autriche) et aussi chez nous. Il y a une connexion, c'est sûr."
18 mars 2016 : l'UE sous-traite la gestion de ses frontières à la Turquie
Bruxelles signe avec Ankara un accord complexe destiné à mettre un terme à l'afflux de réfugiés entre la Turquie et la Grèce. Celui-ci prévoit le renvoi systématique de tous les migrants vers la Turquie, y compris les demandeurs d'asile.
En contrepartie, l'Union européenne s'engage à faire deux versements de trois milliards d'euros à la Turquie. Un budget mobilisé pour "l'aide aux réfugiés en Turquie", selon la Commission européenne.
Les Etats européens, qui voulaient "casser le modèle économique des passeurs", se félicitent de la chute brutale des arrivées en Grèce.
Mais Marie de Somer, chef du département Migration du European Policy Center, un think tank basé à Bruxelle, rappelle que "l'accord sur l'immigration entre l'UE et la Turquie a certes réduit le nombre de migrants mais il a aussi créé des problèmes. Actuellement, nous continuons à voir des conditions déplorables particulièrement sur les îles grecques. Des milliers de personnes sont bloquées et n'ont pas le droit de rejoindre le continent parce que les Etats membres ont peur que cela crée un appel d'air pour les personnes qui passent par la Turquie"
Alors que 200.000 migrants ont gagné les îles grecques entre décembre 2015 et fin février 2016, "ils n'étaient plus que 3.500 sur la même période un an plus tard", selon un bilan dressé par le quotidien français Le Monde.
Selon la Commission européenne, les arrivées en Grèce ont rapidement chuté de 97% mais la route orientale de la Méditerranée semblant désormais close, les flux vont se reporter sur un parcours beaucoup plus dangereux : la route de l'Italie, entre la Libye et l'île de Lampedusa.
22-23 juin 2017 : l'Europe perd son âme en Libye
Le Conseil européen, qui réunit les 28 Chefs d'Etat et de gouvernement européens, réclame de "nouvelles mesures" pour endiguer le flux de migrants vers l'Italie avec notamment la formation des garde-côtes libyens et l'adoption d'un "code de conduite" pour les ONG actives en Méditerranée.
C'est à partir de ce moment que l'Europe a montré qu'elle était prête à tout pour barrer la route des migrants qui alimentent une xénophobie sur laquelle prospèrent les partis populistes.
Désormais, la Libye, avec ses centres de détentions pour migrants où l'on viole, torture et assassine est devenu un partenaire fiable. Tandis que les ONG, qui sauvent les naufragés en mer, sont considérées comme des gêneurs, accusés d'inciter les réfugiés à prendre la mer.
Des moyens du Fond fiduciaire de l'UE pour l'Afrique - plus de 300 millions d'euros - ont été ainsi dirigés vers la Libye. Les premières formations de garde-côtes libyens débutent en octobre 2016.
Mais alors que l'UE considère la Libye comme un pays sûr pour les migrants, des garde-côtes profitent d'une formation à Bruxelles pour... demander l'asile politique, contredisant la vision optimiste affichée par la Commission.
Pour quels résultats? Un sauvetage, le 6 novembre 2017, illustre à quels points les garde-côtes libyens ignorent les protocoles de sécurité ou les procédures qui respectent les droits humains.
Filmée par l'ONG allemande Sea watch, une vidéo montre comment un navire libyen menace les sauveteurs avant de s'approcher trop près d'une embarcation chargée de migrants.
Celle-ci se coince sous la coque du patrouilleur, des personnes tombent à l'eau et se noient sous le regard des garde-côtes qui ne font rien pour les sauver.
Pire encore : les personnes hissées à bord seront frappées et un homme accroché à l'échelle sera charrié alors que le navire libyen s'éloigne. Au total 20 personnes seraient mortes.
Eté 2018 : la Libye prend en main le sauvetage en mer
En permettant à la Libye d'étendre sa zone de sauvetage et de mettre en place son propre Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) - alors que le travail de sauvetage était jusqu'alors coordonné par l'Italie - l'Union européenne a clairement pris partie pour la Libye.
Ce sont désormais les autorités libyennes qui doivent s'occuper du sauvetage au large de leurs côtes alors même qu'elles n'en ont pas la compétence.
L'interception d'embarcations de migrants par des patrouilleurs libyens suppose leur retour en Libye et leur mise en détention dans des centres sous la responsabilité du gouvernement où, selon l'ONU, ont lieu des abus tels que "des exécutions extrajudiciaires, l'esclavage, les actes de torture, les viols, le trafic d'êtres humains et la sous-alimentation".
Marie de Somer, du European Policy Center, ajoute que "dans tous les cas je pense qu'il n'y aucune raison, aucune excuse pour conclure ce genre d'accords particulièrement horribles. C'est une manière de repousser ses responsabilités à l'égard de ces personnes qui viennent chercher une protection en Europe. Et de laisser gérer seul un pays où le gouvernement est quasiment inexistant et les autorités ne peuvent pas prendre en charge cette responsabilité. Tout cela aux dépens de la vie des gens."
L'ONU s'oppose d'ailleurs à l'Union européenne en rappelant que la Libye ne doit pas être considérée comme un "port sûr".
Alors que la France a annoncé, en février dernier, la fourniture de six embarcations rapides à Tripoli, huit ONG, dont Amnesty International, la Ligue des droits de l'Homme et MSF, ont décidé de contester cette livraison devant la justice administrative.
Ce collectif d'ONG estime ainsi que "plus de 6.500 réfugiés et migrants sont actuellement arbitrairement détenus dans une quinzaine de centres de détensions libyens (...) Parmi ces personnes détenues, environ 3.000 le sont dans les zones où se déroulent les combats en cours depuis le 4 avril 2019 ou à proximité."
Face à cela, la Commission européenne rappelle que l'UE a aidé plus de 37.000 migrants bloqués en Libye et au Niger à "retourner chez eux en toute sécurité." Pour l'instant, seuls 2.500 "des réfugiés les plus vulnérables ont été évacués de Libye" et ont été réinstallés directement en Europe.
"L'UE ne pratique pas le refoulement. Aucun migrant secouru par des bateaux européens n'a jamais été renvoyé en Libye", affirme la Commission européenne dans un document destiné à répondre aux critiques.
C'est pourtant faux. Entre 2009 et 2011, environ 2.000 migrants ont été refoulés en pleine mer dans le cadre d'un accord bilatéral passé à l'époque entre l'ancien président du Conseil italien Sylvio Berlusconi et Mouammar Kadhafi.
Par ailleurs, en 2012, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné l'Italie pour « refoulement direct » de migrants. Un navire militaire italien avait en effet récupéré à son bord des Somaliens et des Érythréens et les avait reconduits à Tripoli alors qu'ils avaient le droit de demander l'asile en Italie.
Mais peu importe les moyens, la Commission européenne s'auto-félicite des résultats obtenus sur "le front" de la lutte contre l'immigration illégale.
Bruxelles souligne ainsi que "depuis trois ans, les chiffres des arrivées n'ont cessé de diminuer et les niveaux actuels ne représentent que 10% du niveau record atteint en 2015."
En 2018, toujours selon les statistiques européennes, environ 150.000 "franchissements irréguliers" des frontières extérieures de l'UE ont été enregistrés.
Mais poussée par la montée en puissance des partis populistes, dont certains sont au gouvernement comme en Italie, en Autriche ou au Danemark, l'Europe n'apporte qu'une réponse sécuritaire à la crise migratoire. L'objectif est avant tout de protéger et de contrôler les frontières.
Ainsi, tout en annonçant le renforcement du corps européen de garde-frontières qui devrait atteindre 10.000 fonctionnaires, la Commission continue à insister sur la "poursuite probable de la pression migratoire". Pour ne pas baisser la garde.